Alors que nos sociétés occidentales s’entêtent à entretenir des rapports verticaux et de domination avec la nature, il apparaît nécessaire de se tourner vers d’autres modèles de pensées loin de ceux que l’on nous a toujours enseignés. Réapparaissent alors des œuvres qui ont bercés l’enfance de nombre d’entre nous : les films d’animation d’Hayao Miyazaki. Peignant des mondes colorés, envoûtants et remplis de personnages attachants ces films restent cependant pétris d’ambitions écologistes et potentiellement féministes. Avec des personnages comme Mononoké (littéralement « créature étrange » en japonais) qui vivent des relations profondes et protectrices avec leur environnement, le maître japonais développe des modèles inspirants et avec souvent plus de reliefs que les histoires qui nous sont contées par nos grands producteurs de dessins animés Occidentaux. L’écologie selon Miyazaki ce n’est pas seulement « protéger la nature », c’est surtout revoir son rapport au monde, élargir son prisme de perceptions et déconstruire ses aprioris.
Avec des décors peignant autant les horreurs dont est capable le genre humain que ce qu’il est capable d’accomplir dans ses plus belles formes ; promouvant des relations d’harmonie et de respect avec le non-humain ; développant des modèles de masculinité à rebours de ceux de notre monde occidental : Hayao Miyazaki, à-travers son œuvre, nous peint un tableau de l’humain aux couleurs harmonieuses et nuancées nous permettant de se projeter avec douceur vers une société humaine alternative.
Alors qu’il est plus urgent que jamais de construire un nouveau modèle de société, il est légitime de se demander dans quelle mesure l’œuvre du maître japonais transmet un certain nombre de valeurs plus actuelles que jamais.
La nécessité de se tourner vers d’autres modèles et représentations
Nous, enfants du monde occidental avons été en grande partie bercés par des œuvres promouvant une perception du monde en accord avec les valeurs dominantes de notre société : domination et verticalité. Domination par les hommes sur tout ce qui les entoure, en partant des femmes jusqu’à leur environnement. Verticalité des rapports, avec des humains (bien souvent des hommes) au-dessus de tout, se considérant à l’extérieur de la « nature », comme fruit d’une évolution parallèle à cette dernière. En résulte alors la transmission de valeurs délétères face à l’apparition d’enjeux nécessitant la fin de nos modèles et de nos représentations traditionnelles. Vient alors le besoin de se tourner vers des œuvres nous donnant des outils nécessaires pour affronter ce qui arrive : réchauffement climatique et possible effondrement de notre modèle de société.
Loin de nos œuvres occidentales, les films de Miyazaki permettent la transmission de valeurs prônant l’harmonie et le respect de notre environnement, qu’il soit humain ou non-humain[1]. Ses films, d’une profondeur saisissante, nous permettent alors d’envisager des rapports au monde complètement différents.
Avant tout, les œuvres de Miyazaki sont des œuvres transgénérationnelles. Ses films sont d’une telle densité que chaque personne, chaque individu peut en tirer des leçons, voire des manières d’appréhender le monde. Chacun des personnages, chaque parcelle des univers créés par Miyazaki n’est pas là par hasard. Ils charrient tous un passé, une façon de percevoir notre monde. De la forêt du vieux-cerf peuplé de sylvains de Princesse Mononoké au onsen du voyage de Chihiro, les décors peints par le maître japonais sont d’une telle finesse et justesse que l’on se prend à rêver y participer. Ces créations sont avant tout des voyages spirituels et contemplatifs.
Les films de Miyazaki ce sont aussi des œuvres dénonçant l’horreur que l’humanité est capable de faire subir à tout son environnement, autant humain que non-humain. Dans le monde de Nausicaä c’est la forêt-toxique, fruit de la pollution industrielle humaine, qui menace les derniers peuples habitant la Terre. Malgré sa présence et sa progression, menaçant jusqu’aux dernières terres vivables, les humains trouvent toujours le moyen de se faire la guerre. Une guerre menée à l’aide des vaisseaux au moins tout aussi hideux que les omus, insectes géants peuplant la forêt toxique. Dans princesse Mononoké c’est aussi la forêt, refuge des divinités, qui est victime de l’expansion de la modernité humain. La déforestation pour avoir accès à toujours plus de matière première, le fer en l’occurrence, pousse les humains à croire qu’ils possèdent leur environnement, qu’il leur est assujetti. C’est cette volonté des humains de s’affirmer au-travers de la destruction, que ce soit celle de l’humain ; du monde végétal et animal ou même du monde spirituel qui est décriée. La disparition progressive des valeurs d’équilibre et de tolérance est ici expressément dénoncée et fait tout particulièrement écho aux enjeux actuels.
Cependant, Miyazaki ne transmet pas une vision antimoderne de la société. Des avancées nécessaires comme l’émancipation des femmes vont de pairs avec la modernité. En témoigne les forges de Dame Eboshi (princesse Mononoké), village dans lequel les femmes possèdent une place prépondérante dans la vie ce-dernier. Pratiquant des métiers physiques et participant à la défense active des forges, ces femmes montrent qu’une société fondée autour d’une organisation « masculino-centrée » n’est absolument pas légitime.
Il apparaît alors qu’Hayao Miyazaki nous fournit à-travers son œuvre des représentations plurielles et profondes. Allant d’héroïne comme Mononoké, combattante prête à tout pour défendre sa forêt et ses congénères ; en passant par l’alternance des paysages du Château ambulant, d’abord sublimes et libres de toutes présences humaines, puis sombres, funestes et détruits par les guerres humaines, le maître japonais nous propose des clefs de lectures nuancées et actuelles du monde humain.
Des relations au non-humain synonyme d’harmonie
De Mononoké à Chihiro, en passant par Ponyo, les héroïnes de Miyazaki sont avant tout des individus portant un regard dénué de jugements sur tout ce qui touche au non-humain. Lorsque l’esprit de la rivière, dont l’apparence est souillée par la pollution, apparaît dans le onsen, c’est Chihiro qui s’en occupe alors même qu’elle vient de commencer à y travailler. Loin d’être une partie de plaisir, elle s’y prend avec courage. Résultat : la divinité qu’elle a aidé à retrouver sa forme originelle lui offre un cadeau qui lui permettra de sauver son ami Haku par la suite. Rien n’arrive par hasard. Si Chihiro est capable de s’occuper de ce que toutes les autres femmes du onsen n’osent pas faire c’est bien car elle possède un regard dénué de jugement et de présupposés. En témoigne sa manière de prendre avec elle le sans-visage lorsqu’elle part à la rencontre de la sœur de Yubaba la sorcière. Alors même qu’il effraie tout le monde, Chihiro l’accepte sans hésiter. Sans jugement ni peur, sans méfiance ni déférence, Chihiro l’accueille naturellement. Faisant preuve d’une ouverture aux autres si naturelle que l’on est peu habitué à voir. Et ce alors que notre premier réflexe en apercevant ce sans-visage a probablement été de le rejeter ou en tout cas de s’en méfier très fortement. C’est là toute la force de ce personnage qu’est Chihiro. Loin d’être un simple éloge à la pseudo naïveté infantile, cette-dernière incarne de nombreuses valeurs qui semblent se perdre de nos jours. Aller vers l’autre quel qu’il soit, sans préjugés ni méfiance et être capable de faire preuve de courage alors même que tout le monde tourne le dos face à ce qui arrive. Voilà des situations qui font fort écho à notre situation alors que nos sociétés s’empêtrent dans une escalade de sentiments d’insécurités et de méfiance.
Créer du lien. Que ce soit entre humains, mais surtout avec le non-humain. (Re)nouer avec ce que l’on nous a appris à détruire ou considérer comme inférieur. Incarner une vision à l’opposé de cette verticalité Homme-nature que l’on nous a inculquée. C’est ce que des personnages comme Mononoké ou Chihiro nous pousse à faire. Loin d’être une vision utopiste, cela relève d’une prise de conscience nécessaire et indubitable, et les œuvres d’Hayao Miyazaki nous y pousse d’une manière douce et ouverte.
Des hommes prônant un tout autre modèle de masculinité
Mais les œuvres de Miyazaki ne sont pas que des films mettant en scène des héroïnes courageuses, indépendantes et inspirantes. Ce sont aussi des moyens de penser la masculinité différemment. Loin d’être des hommes forts, prêts à tout moment à mettre leur vie en jeu pour défendre la veuve et l’orphelin, les héros de Miyazaki sont des hommes capables de faire confiance aux autres. Capables de se laisser porter par leurs sentiments et de laisser la place aux femmes, ce sont des hommes respectant autant l’humain que le non-humain et ne cherchant pas à les dominer. En témoigne Ashitaka (princesse Mononoké), prince en exil car contaminé par un dieu maléfique empoisonné par la haine et la vengeance. Ne cherchant jamais à s’imposer, il tentera jusqu’au bout de ne prendre parti ni pour les forges de Dame Eboshi, détruisant la forêt, ni pour les dieux peuplant cette-dernière cherchant à se venger. Toujours à essayer de faire le pont entre non-humains et humains, Ashitaka ne cherche à prendre le dessus sur personne. Au-delà de cette posture de médiateur, le prince exilé porte surtout un regard neutre et dénué de jugements comme peut le faire Chihiro durant son voyage. En témoigne le moment où Mononoké le menace de le tuer et qu’Ashitaka au lieu de se défendre ne lui répond seulement : « tu es belle ». La princesse de la forêt, tellement surprise qu’un humain ne puisse lui proférer autre chose que de la haine, s’étonne et arrête son geste. Cela n’est qu’un exemple parmi tant d’autres d’héros masculins incarnant des valeurs comme la douceur et l’écoute dans l’œuvre de Miyazaki.
Haku, ami et d’abord protecteur de Chihiro en est sûrement le plus bel exemple. Lorsque cette dernière débarque au onsen, perdue et en détresse, il lui vient en aide sans lui poser de questions. C’est ainsi que démarre le voyage de Chihiro, dans un premier temps assistante dans les bains, elle se muera en sauveuse et protectrice de Haku. On assiste alors à une relation entre un héros et une héroïne d’égal à égale. Le garçon ne prenant jamais le dessus sur Chihiro, acceptant son aide tout en s’affichant comme un ami fiable et attentionné. Bien que condamné par le sortilège de Yubaba à être au service de cette-dernière, il cherchera toujours à aider Sen[2].
La place qu’Hayao Miyazaki réserve aux hommes est rafraîchissante et loin d’être aussi oppressante que nos contes occidentaux donnent à ces-derniers. En incarnant des valeurs comme la douceur, l’écoute ou encore le courage ces héros permettent aux spectateurs de tout genre de s’identifier à des personnages beaux et profonds.
Ces-dernières années ont vu se développer une critique sévère et juste des contes traditionnels, transmis notamment par les œuvres des grands producteurs américains. Culture du viol, sexisme, virilisme sont des valeurs omniprésentes dans ces dernières. Il est donc nécessaire d’éduquer les nouvelles générations et de rééduquer les plus anciennes à des valeurs plus soutenables et moins délétères. Créer de nouvelles œuvres en accord avec notre temps est une solution. Cependant, toutes les œuvres créées précédemment ne sont pas à jeter. En témoignent les films d’Hayao Miyazaki qui, bien qu’imparfaits, transmettent de nombreuses valeurs dont manquent nos œuvres traditionnelles. Mettant en scène des héroïnes courageuses et indépendantes ses films nous transmettent une représentation différente et potentiellement en accord avec notre temps. Peignant des paysages ravagés par l’homme et ses ambitions destructrices il nous invite à regarder en face les travers de la modernité. Et en construisant des personnages masculins à rebours des modèles traditionnels occidentaux il nous permet d’envisager un monde où les relations homme-femme et homme-non-humain s’entretiennent dans un équilibre sain et souhaitable.
Il pourrait, par ailleurs, être légitime et intéressant de questionner la place parfois réserver aux femmes dans ces films. Comme lorsque Sophie, du Château Ambulant, a comme premier réflexe de nettoyer et de s’investir femme de ménage du château.
Malgré cela, dans un monde qui évolue sans cesse et dont les normes perçues comme les plus fondamentales voient leur légitimité être critiquée et remise en question, les films d’Hayao Miyazaki s’affichent comme des œuvres dans lesquelles de nombreuses valeurs saines et vivifiantes sont à piocher.
Article rédigé par Erwan Majdi-Vichot.
Sources : ALMARIC Vivian, LOPEZ Victor (dir.), Hayao Miyazaki, les nuances d’une œuvre, Bordeaux, Les Moutons électriques, 2018, 271p.
BORTZMEYER Gabriel, « Miyazaki un voyage par-delà nature et culture », Socialter, hors-série n°8, avril-mai 2020, pp 165 – 169.
Images libres de droits tirées de : https://www.ghibli.jp/info/013409/
[1] Dans cet article lorsque nous évoquerons le terme de non-humain, il se référera à tout ce qui touche aux divinités ou ce que l’on entend communément par la « nature », englobant les animaux et les végétaux.
[2] Sen est le nom que Yubaba fait porter à Chihiro en lui volant trois de ses kanjis (caractères de la langue japonaise)
Très bel article, inspirant. Une lecture très pertinente des films de Miyazaki, qui me fait comprendre pourquoi je les ai tant aimés.